DERNIÈRES OBSERVATIONS

SOUMISES

AU CONSEIL D'ÉTAT PAR LES CONSEILS

DE

M. le Marquis D'ABERCORN.

 

 

Les soussignés, conseils de M. le marquis d'Abercorn, en présence des mémoires produite par la partie adverse et de l'avis de M. le garde des sceaux, en date du 10 avril 1866, qui estime non recevante et mal fondé le recours formé au conseil d'État contre le décret du 20 avril 1864, ont pensé qu'il était nécessaire de signaler à l'attention du conseil les points les plus importante de ce litige. Nous allons donc résumer succinctement les moyens qui nous semblent démontrer, de la manière la plus péremptoire : 1* Que le recours de M. le marquis d'Abercorn est fondé; 2' qu'il est recevable devant le conseil d'État statuant au contentieux.

 

I.

LES RECOURS CONTRE LE DÉCRET DU 20 AVRIL 4864 EST FONDÉ EN FAIT ET EN DROIT.

 

En fait, il est incontestable que M. le Marquis d'Abercorn est le plus proche descendant par les mâles du concessionnaire de 1548, Jacques Ha-milton, Comte d'Arran. Il est vrai que, dans ses dernières observations,

M. le Comte d'Hamilton prétend se réserver le droit de critiquer la généa­logie, si précise et si complète, que nous avons produite. Ainsi il n'articule pas l'ombre d'une preuve à l'appui de cette prétention, qui, dans tous les cas, soulèverait une question d'état, de la compétence exclusive des tribu­naux civils. Il est impossible, au surplus, de prendre au sérieux des doutes purement imaginaires, en présence des faits qui établissent d'une manière irrésistible la filiation de M. le Marquis d'Abercorn.

 

Prenant pour constants ces faits, dont la dénégation, si elle était sé­rieuse, entraînerait forcément renvoi devant la juridiction ordinaire, nous maintenons, en droit, que le titre de Duc de Châtellerault a dû se trans­mettre, suivant les principes du droit féodal, a la descendance par les mâles exclusivement. Ces principes ont été développés, avec toute l'autorité de la science et du raisonnement, devant le parlement de Paris, par le chan­celier d'Aguesseau, dans la mémorable affaire dont M. Ortolan a consigné les détails dans sa consultation. Il plaît à nos adversaires, pour le besoin de leur cause, de faire bon marché aujourd'hui de la science de d'Aguesseau; mais, ce qui est irréfutable, c'est la consécration légale donnée par l'édit de 1711 aux conclusions du chancelier. L'effet que nous avons attribué à cet édit ressort manifestement et des circonstances dans lesquelles il a été rendu, et des principes généraux sur la rétroactivité des lois interpré­tatives et des termes formels de l'article 4 ; tant dans les lettres ci-devant accordées que dans celles qui pourraient être accordées à l'avenir.

 

L'avis de M. le Garde des Sceaux croit voir une restriction apportée au principe de l'article 4 de l'édit, dans l'article 5, qui aurait réservé les droits de succession féminine déjà ouverts en 1711. Mais c'est là une véri­table confusion. L'article 5 établit une règle spéciale pour quelques lettres d'érection faites expressément en faveur des femelles : espèce tout à fait étrangère à la nôtre, puisque les lettres patentes de 1548 emploient les ex­pressions générales d'hoirs, successeurs et ayants cause, que vise précisément l'article 4 de l'édit. Les articles 4 et 5 statuent donc sur des points essen­tiellement divers; le second n'est nullement une restriction de l'autre.

 

Le droit consacré par l'édit de 1711 en faveur de la descendance mâle, ni reçu aucune atteinte par l'article 22 du traité d'Utrecht, qui a stipulé une indemnité en faveur de la famille Hamilton, sans spécifier aucunement,

ce qui eût été en dehors de l'objet d'un acte diplomatique, le propriétaire du titre auquel devait s'appliquer l'indemnité. C'est donc bien mal à pro­pos que l'on renvoie M. le Marquis d'Abercorn à se pourvoir contre les actes du rot Louis XIV ; il n'existe qu'un acte de Louis XIV sur la question, et il est formel en faveur de notre cause, puisque c'est l'édit de 1711.

 

Enfin, il n'y a pas eu extinction par renonciation des droits de la famille Abercorn, soit parce que la protestation du 9 septembre 1712 repousse, à l'avance, toute induction que l'on voudrait tirer des stipulations du traité d'Utrecht, soit parce que, dans tous les cas, il est impossible au proprié­taire d'un titre héréditaire d'en dépouiller sa famille en l'abdiquant.

Concluons, sur celte première partie de nos observations, que, puisque M. le Marquis d'Abercorn est seul descendant par les mâles du premier ti­tulaire, il y a erreur de fait et de droit dans le décret du 20 avril 1864, en tant qu'il confirme en faveur du duc d'Hamilton le titre héréditaire de duc de Châtellerault.

 

II.

LE RECOURS CONTRE LE DÉCRET DU 20 AVRIL 1864 EST RECEVABLE DEVANT LE CONSEIL 'ÉTAT.

 

Les droits de M. le Marquis d'Abercorn ainsi établis sur les bases les plus solides, il nous reste à justifier qu'il a suivi la seule marche légale en saisissant de son recours le Conseil d'État.

 

Le décret contient deux dispositions bien distinctes : l'une, par laquelle l'Empereur maintient et confirme le titre héréditaire de Duc de Châtelle-rault; l'autre, par laquelle il déclare faire cette confirmation en faveur du Duc d'Hamilton.

 

La première disposition est inattaquable; elle n'est que l'exercice de la prérogative souveraine, consacrée par l'article 6 du décret du 8 jan­vier 1859, qui investit le chef de l'État du droit de statuer sur les de­mandes en collation, confirmation et reconnaissance des titres.

 

La seconde, au contraire, tranche un litige existant depuis plusieurs siècles entre deux branches d'une famille; elle porte donc atteinte aux droits d'un tiers. Un titre héréditaire constitue une véritable propriété, surtout depuis la loi du 28 mai 1858. Une décision purement gracieuse ne saurait en disposer ad nutum. Le droit de M, le Marquis d'Abercorn demeure intact; c'est ce que reconnaît formellement l'avis de M. le Garde des Sceaux. Mais à quelle juridiction doit-il s'adresser?

 

Ici, deux points sont à considérer : la rétractation du décret de 1864, en tant qu'il porte atteinte aux droits du réclamant, et la connaissance du litige au fond. En ce qui touche la rétractation du décret, il était impossible de s'adres­ser aux tribunaux civils sans se mettre en opposition avec le principe de la séparation des pouvoirs. Les tribunaux n'ont point qualité pour revenir sur un acte de l'autorité impériale, c'est à l'Empereur lui-même qu'il appartient de le réformer; jusqu'ici nous sommes parfaitement d'accord avec l'avis de M. le Garde des Sceaux.

Mais cet avis émet une prétention toute nouvelle, lorsqu'il ajoute que la seule autorité compétente est l'Empereur statuant en son Conseil du Sceau. Il nous est impossible d'admettre cette doctrine du Ministre de la Justice. Le Conseil du Sceau n'est point une juridiction ; il délibère et donne son avis, aux termes de l'article 6 du décret de 1859; il prépare des actes de juri­diction gracieuse ; mais il est radicalement incompétent pour statuer sur une réclamation juridique. C'est ce qui ressort avec évidence des disposi­tions du décret du 4 mai 1809, sur le contentieux des majorats, qui pré­sente une extrême affinité avec l'objet du litige actuel. Ce décret, sur lequel nous reviendrons tout à l'heure, attribue (art. 4 et 5) la connaissance des contestations entre possesseurs de majorats, tantôt aux tribunaux ordi­naires, tantôt an Conseil d'État. L'article 4 mentionne seulement l'avis du Conseil du Sceau des titres. Or, d'après l'article 5 du décret de 1859, le nouveau Conseil du Sceau n'a que les attributions de l'ancien ; c'est donc une simple commission consultative.

 

L'Empereur exerce une juridiction, cela est incontestable; mais il l'exerce es matière de titres comme ailleurs, en son Conseil d'État, et non pas en son Conseil du Sceau. Si le Conseil d'État adhérait au système nou­veau proposé par M. le Ministre, il abdiquerait en faveur d'une commis­sion d'origine toute récente sa prérogative la plus élevée, celle de rendre la justice au nom du Souverain. Tout ce que pourrait faire l'Empereur sur l'avis du Conseil du Sceau, ce serait de rapporter son décret proprio motu. Mais H. le Marquis d'Abercorn ne sollicite point une faveur, il invoque un droit respecté par les Princes les plus absolus, tels que Louis XIV, celui de ne pas être dépouillé do son titre sans examen et sans débat. Il s'adresse dès lors, non pas à la bienveillance, mais à la justice de l'Empereur, et la justice de l'Empereur ne peut avoir d'autre organe que le Conseil d'État statuant au contentieux.

 

C'est donc au Conseil d'Etat seul qu'il appartient de lever l'obstacle qui s'oppose à la réclamation judiciaire de M. le Marquis d'Abercorn, en réfor­mant le décret d'où provient cet obstacle. Si le Conseil était convaincu dès à présent de la légitimité de la réclamation, il pourrait immédiatement rapporter la disposition qui attribue au Duc d'Hamilton le titre de Duc de Châtellerault. Si le Conseil juge, au contraire, indispensable un débat con­tradictoire sur la propriété du titre, nous estimons qu'il y a lieu de ren­voyer les parties devant la juridiction ordinaire, tous droits et moyens réservés. C'est ce point de compétence qu'il faut maintenant établir.

Un titre héréditaire est une propriété, un patrimoine moral, comme l'a dit au Sénat M. Delangle dans son rapport sur la loi du 28 mai 1858. Or, c'est aux tribunaux seuls qu'est dévolue la compétence sur toute question de propriété, matérielle ou intellectuelle, par cela seul qu'il n'existe point une juridiction spéciale à laquelle la connaissance en soit dévolue, aux termes de la loi organique du 24 août 1790 (tit. iv, art. i). Il est certain qu'aucun texte n'a attribué une juridiction contentieuse au Conseil du Sceau des titres, appelé seulement à éclairer de ses avis la juridiction gracieuse de l'Empereur. Il n'en existe aucun non plus qui confère compétence sur les titres au Conseil d'Etat. Sous le premier Empire, lorsqu'il s'agissait de statuer sur les majorais, c'est-à-dire, après tout, sur des titres hérédi­taires, le décret précité du 4 mai 1809 (art. 4 et 5) a consacré, en principe, la compétence des tribunaux ordinaires; il réserve seulement au Conseil d'Etat, sur l'avis du Conseil du Sceau, la connaissance des contestations sur les majorats situés en pays étrangers, ou de celles qui exigeraient l'in­terprétation d'un acte administratif. Rien de pareil dans l'espèce. Une fois levé par les tribunaux l'obstacle qu'apportait à l'action judiciaire le décret de 1864, il n'y a plus aucune difficulté provenant du principe de la sépara­tion des pouvoirs, et les tribunaux ordinaires recouvrent la plénitude de leur indépendance.

 

La compétence de la juridiction civile a été formellement reconnue et appliquée par la Cour de cassation dans l'affaire Brancas, où elle a décidé, par arrêt du 15 juin 1863, « qu'à l'autorité judiciaire seule il appartient de décider si, d'après les titres produits, et la législation, tant espagnole que française, les demandeurs en cassation ont droit à la grandesse d'Es­pagne et au titre de duc de Brancas ».

 

M. le Ministre de la Justice s'est abstenu de citer cet arrêt ; mais il invo­que l'arrêt de cassation, rendu, le 27 mai 1864v par la chambre crimi­nelle, qui déclare que la cour de Dijon n'avait pu, sans violer le principe de la séparation des pouvoirs, refuser d'accueillir la défense du prévenu d'usurpation de titre, en tant qu'il se fondait sur une possession plus ou moins régulière, possession que l'Empereur, en son Conseil du Sceau, avait seul qualité pour vérifier. Si l'on veut bien comprendre cet arrêt, il faut le rap­procher de plusieurs autres, notamment d'un arrêt de la chambre civile, du 1er juin 1863, où la Cour pose le principe que la propriété nobiliaire doit être établie par un titre régulier : si ce titre n'existe pas, c'est à la partie à se pourvoir préalablement devant le Conseil du Sceau, afin de faire régulariser sa position; si ce titre existe, la compétence des tribunaux civils est incontestable. Or, le titre sur lequel porte la contestation actuelle est un titre parfaitement régulier, les lettres patentes de 1548; tout le litige porte sur ta transmission héréditaire de ce titre, dont le maintien à cette date a été formellement consacré par un acte de la prérogative impériale. Il ne s'agit dès tors que d'une question de généalogie et de succession nobi­liaire, qui rentre essentiellement dans le domaine des tribunaux civils.

 

Pourquoi donc l'autorité judiciaire s'est-elle déclarée incompétente dans la fameuse affaire Montmorency ? C'est, dit la cour de Paris (arrêt du 8 août 1865), que, « des actes du pouvoir exécutif étant présentés, les juges ont à examiner s'ils doivent assurer l'exécution de ses actes, ou les renvoyer devant une autre juridiction, soit pour leur interprétation, soit pour leur application ». Le juge civil s'est donc arrêté, comme il le de­vait, eu présence du décret du 14 mai 1864 sur le titre de duc de Montmorency. M. le Marquis d'Abercorn eût été infailliblement arrêté par la même fin de non-recevoir, en présence du décret du 20 avril 1864, s'il eût porté directement sa réclamation devant les tribunaux. C'est pour cela qu'il s'adresse au Conseil d'État, afin de faire lever l'obstacle constitutionnel qui entrave l'exercice de son droit; cet obstacle supprimé, le réclamant peut invoquer forum et jus, à l'appui du principe de la propriété des titres, et de l'autorité de la justice ordinaire, qui, aux termes du même arrêt du 8 août 1865, ne peuvent être mis en question. La cour d'Agen s'est prononcée d'une manière plus explicite encore par un arrêt du 28 décembre 1857 (1).

 

(l) « Sur la compétence, attendu, porte cet arrêt, qu'aujourd'hui, comme autrefois, c'est une maxime du droit public français qu'au souverain seul appartient le pouvoir de conférer des titres de noblesse et d'autoriser des mutations ou additions de noms; mais qu'il n'est pas moins certain que lorsqu'on soutient avoir acquis le droit de porter un titre ou un nom, et que ce droit est contesté, l'autorité judiciaire, en ce cas, est nécessairement compétente pour statuer, parce qu'il s'agit là d'une question de propriété qui, ainsi que toutes les autres, doit être jugée par les tribunaux; qu'il n'y a pas en cela, de leur part, collation d'un titre ou d'un nom, mais simplement constatation d'un lait préexistant, proclamation d'un droit acquis avant la déci­sion, etc. » Arrêt du 28 décembre 1857. Sirey, 1858, 11, 97.)

 

Pour nous résumer sur cette dernière partie de nos observations, il ap­partient ou Conseil d'État, et au Conseil d'État seul, de réformer le décret de 1864, comme n'ayant pu statuer, suivant l'ancienne formule des lettres du sceau, que sauf notre droit en autres choses, et l'autrui en toutes. Le Conseil du Sceau ne peut connaître de la réclamation actuelle à aucun titre, puisqu'elle est contentieuse, et que ce Conseil donne des avis, mais ne rend point d'arrêts. C'est aux tribunaux ordinaires, d'après le droit com­mun, d'après le décret du 4 mai 1809, d'après la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour impériale de Paris et d'Agen, qu'est dévolu le pouvoir de statuer sur la question de transmission héréditaire du titre que soulève le litige.

 

M. le Marquis d'Abercorn s'adresse donc avec confiance à la haute juri­diction du Conseil d'État, pour lui demander la réforme du décret atta­qué, en tant qu'il préjudicie à ses droits; et si le Conseil ne se trouve point suffisamment édifié sur la question de la propriété du titre de duc de Châtellerault, il réclame le renvoi de cette question préjudicielle devant les tribunaux civils pour être fait droit ultérieurement, ainsi qu'il appartiendra.

 

Délibéré à Paris, ce 28 juin 1866.

 

ROGRON,

 

Ancien avocat à la Cour de cassation et au Conseil d’État

TREITT,

 

Avocat à la Cour impériale.

ORTOLAN,

 

Professeur à la Faculté de Droit de Paris.

BONNIER,

 

Professeur à la Faculté de droit de Paris.

E. REVERCHON,

 

Avocat à la Cour impériale, ancien avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation.

A. BOSVIEL,

 

Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation.

 

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